La Mi-Carême : hauts les masques !

La Mi-Carême : hauts les masques !

« Seras-tu encore à Chéticamp à la Mi-Carême ?! », m’a-t-on souvent dit.
« Essaie d’être là pour la Mi-Carême ! », m’a-t-on souvent redit.
« Reste à Chéticamp jusqu’à la Mi-Carême ! », m’a-t-on souvent reredit.
« Tu dois voir la Mi-Carême une fois dans ta vie ! », m’a-t-on souvent rereredit.

On m’avait prévenue. L’événement semblait être de taille. On avait tenté à maintes reprises de m’expliquer en quoi cela consistait mais j’avoue, j’avais du mal à imaginer.

La Mi-Carême. Sur un calendrier 2017 normal, ce n’est qu’une simple date coincée entre la Sainte Léa et la Sainte Catherine. À Chéticamp, ce n’est pas ça. Mais alors, pas ça DU TOUT !

Déjà, la Mi-Carême dure toute une semaine, du dimanche au samedi suivant. Le principe ? On se déguise des pieds à la tête, on se masque et, tous les soirs, en petits groupes, on va de maisons en maisons pour essayer d’être reconnu. On appelle ça « courir la Mi-Carême ».

Il y a donc ceux qui choisissent de se déguiser : ce sont les « coureux ». Il y a ceux qui choisissent de ne pas se déguiser, mais qui vont tenter de reconnaître les « coureux » masqués : ce sont les « watcheux ». Et puis, il y a ceux qui choisissent d’accueillir tout ce beau monde chez eux – dans leur garage, leur cuisine ou leur shed – pour essayer, avec leurs amis « watcheux », d’identifier les « coureux ». La liste de ces hôtes est annoncée régulièrement sur les ondes de la radio locale. On n’y cite que les noms, pas les adresses : ici, tout le monde se connaît et on sait qui habite où.

Mes premiers « coureux »

Pour m’initier à cette tradition et enfin comprendre comment cela se passait, on m’a invitée le premier jour à venir « watcher la Mi-Carême » au « Petit Chady », un dépanneur qui accueillait, ce soir-là, la radio locale pour une émission spéciale « Mi-Carême » en direct. Arrivée au début de l’émission, à 18h, je m’installe sur une chaise, dans le public. Trente minutes plus tard, quatre olibrius déguisés et masqués débarquent à l’improviste dans la pièce en fanfaronnant, sous les rires du public. Mes premiers « coureux » perturbent un peu – gentiment – l’émission en direct. Puis les « watcheux » du public vont devoir deviner qui se cachent derrière ces costumes. Et tout est permis : pour identifier les « coureux », on peut les toucher, leur poser des questions (libre à eux de dire la vérité ou non), on évalue leur taille, leur stature, on peut leur demander d’enlever leurs gants pour voir si on reconnaît l’alliance qu’ils portent… Les « coureux » ne sont pas obligés de répondre aux questions et peuvent garder le silence. Mais ceux qui acceptent de parler prennent en général une voix suraiguë pour ne pas être reconnus !

Puis les masques tombent et les rires fusent. Une fois que tout le monde a été identifié, on partage un petit moment ensemble, un verre, un sandwich au buffet que les hôtes mettent à disposition des « coureux ». Puis les « coureux » repartent vers d’autres maisons hôtes, tandis que de nouveaux costumes masqués entrent dans la pièce et c’est reparti. Un va-et-vient incessant qui va durer… six jours ! Tous les soirs de la Mi-Carême, à partir de 18h, une atmosphère insaisissable planait donc sur Chéticamp : l’heure était venue de se déguiser et d’arpenter les rues, de maisons hôtes en maisons hôtes. En observant le village depuis la fenêtre de ma maison chaque soir à 18h, rien ne bougeait… mais je savais que ça s’activait, ça s’agitait, ça s’affairait dans les maisons ! Les « watcheux » commençaient à arriver chez les hôtes, les hôtes apprêtaient leur buffet, les « coureux » enfilaient leur costume… Une effervescence impalpable et invisible qui renforçait l’excitation !

A mon tour de me déguiser !

Après l’avoir « watchée » deux jours de suite (sans avoir pu identifier qui que ce soit), j’ai voulu moi aussi « courir » la Mi-Carême et me déguiser. Par chance, une fille du village me propose de se joindre à elle et un ami. J’achète vite fait un masque de « Scream », puis on se retrouve tous les trois dans une maison, à enfiler costumes, bottes, coussins, masques, gants, avant d’embarquer dans une voiture, destination ma première maison hôte. Mes deux comparses masqués entrent en dansant, je les suis. (088) Avec mon accent français, pas question de parler : je serais tout de suite reconnue. Je choisis donc de parler, avec une voix suraiguë, en allemand, une langue qu’a priori pas grand’monde ne connaît ici ! Une fois les masques tombés, mes acolytes (artistes de métier, au demeurant) prennent une guitare et chantent quelques chansons – la musique est une institution ici – puis nous repartons pour une prochaine maison.

Toutes mes soirées se sont passées ainsi ; j’ai « couru la Mi-Carême » cinq jours d’affilée, chaque fois avec des personnes différentes : un groupe de douze gars, une bande de six, un ami… Je me suis retrouvée déguisée en pêcheur masqué, en prêtre, en ouvrier obèse à salopette bleue… Quand des « watcheux » ont un soir cherché à m’identifier, ils m’ont demandé de retirer mes gants pour voir mes mains.

« Ce sont des mains de garçon, ça.
– Raté, me dis-je silencieusement derrière mon masque.
– Es-tu de Chéticamp ?
– Non !, dis-je d’une voix suraiguë.
– Il n’est pas d’ici… C’est un réfugié ? »

J’ai entendu aussi :

« Ce serait pas la femme à Bidule ? Ou la femme à Machin ? »

Décidément, on veut me marier à tous les gars de Chéticamp ! Mais la phrase qui est revenue au bas mot soixante fois durant toute cette semaine, a bien sûr été : « C’est la girlfriend à Yvon ! »

Passons. Ce que j’ai aimé pendant cette semaine de Mi-Carême, c’est « l’esprit ». Imaginez quand même : tout le village est en fête ; petits et grands, jeunes et moins jeunes jouent le jeu…… Les 20, 30 ou 40 ans, costauds, trapus, forts et robustes acceptent de se déguiser et de porter un masque de vieille dame rabougrie ; on laisse les clés sur le contact en allant dans une maison hôte (il ne viendrait à l’idée de personne de voler quoi que ce soit dans les voitures) ; les hôtes laissent rentrer des gens chez eux (parfois dix ou vingt d’un coup !) sans même savoir de qui il s’agit ; en chemin entre deux maisons hôtes, il n’est pas rare de croiser une voiture conduite par un lapin ou un vampire et remplies elles aussi de « coureux » déguisés ! Ce va-et-vient de personnages costumés se passe autant dans les maisons que sur les routes du village.

À la maison de retraite de Chéticamp, les personnes âgées du foyer s’étaient déguisées elles aussi, le temps d’une soirée festive, avec de la musique live. C’était émouvant : toutes ces personnes aux cheveux blancs s’amusaient et paraissaient si heureuses de cette animation ! Je me suis assise pour observer tout ce beau monde. Et puis mon regard s’est posé sur ce monsieur handicapé, assis un peu à l’écart dans son fauteuil roulant, immobile, la tête basculée de côté, les yeux quasi fermés et la bouche entrouverte. Il (on lui) avait mis sa chemise à carreaux rouge pour l’occasion, son chapeau de cow-boy et son bandana autour du cou. Il tenait dans sa main un bâton de bois avec une tête de cheval au bout. C’était la Mi-Carême, c’était la fête pour lui aussi. Sans le savoir, il m’avait bouleversée. Et moi, derrière mon masque « Scream », je pleurais.

Saviez-vous que la Mi-Carême est une tradition qui vient… de France  et qui remonte au Moyen-âge ??! Même si la France l’a depuis longtemps oubliée (à l’exception – paraît-il – de quelques petits villages dignes d’un reportage au 13h de Jean-Pierre Pernaud sur TF1), elle est encore fêtée ici, à Chéticamp, et dans à peine trois ou quatre autres endroits du Canada, notamment aux Îles-de-la-Madeleine et à Natashquan, sur la Côte Nord du Québec.

Quelle chance incroyable d’avoir été au bon endroit au bon moment pour vivre ça !

 

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